Jean-Louis Lamboray 

Dans les semaines et mois qui viennent, nous publierons des billets de blog relatifs à notre conférence sur les districts de santé. Dans ce premier texte, Jean- Louis Lamboray (Constellation) conteste l’interprétation réductionniste de la participation communautaire qui a été de mise ces 25 dernières années. Il appelle les citoyens à gérer leur propre santé. Les participants de la conférence de Dakar oseront-ils la radicalité que prônait la Déclaration de Harare?

Quatrième point d’action de la Déclaration de Harare (extrait): « Renforcer l’implication des communautés en créant des mécanismes supportant et augmentant l’autonomie, les connaissances et capacités des communautés à résoudre leurs problèmes de santé et de développement » (traduction : Health4Africa).

Quel est sur l’objet de la réunion Harare 25+ ? : S’agit-il de faire le point sur la décentralisation des services de santé prévue par Harare, ou s’agit-il de s’organiser pour soutenir un mouvement citoyen pour  la santé en Afrique ?

En 1987, l’année de la Déclaration de Harare, la carte de l’Afrique porte une tache rouge pour marquer la présence du VIH autour des Grands Lacs ;  un point rouge le signale en Côte d’Ivoire. Le reste du continent est vierge. 25 ans plus tard le constat s’impose : les districts sanitaires ont été incapables d’endiguer  la propagation du VIH.

Deux hypothèses peuvent être formulées pour expliquer cette incapacité : soit les dispositions de la Déclaration concernant le district sanitaire n’ont  pas été appliquées, soit ces dispositions sont insuffisantes pour  garantir et promouvoir la santé des populations.

L’examen des progrès en réponse au sida au cours des années 90 en Thaïlande du Nord , (la seroprévalence pour le VIH chez les conscrits militaires dans la Province de Phayao est tombée de 20% en juin 1992 à moins de 1% à partir de 2000), en Ouganda et au Brésil permet de répondre à cette question : bien que nécessaires pour combattre le VIH et le SIDA, les services  multisectoriels (santé, éducation, etc.) sont insuffisants. La pandémie a reculé  là où les gens ont discuté du problème, reconnu qu’ils étaient concernés, réfléchi et agi pour s’attaquer à ses causes et pour réduire son impact sur la santé et sur la société. Vue du point de vue de la communauté, l’utilisation des services de santé est une action parmi d’autres pour faire face à l’enjeu du sida et pour en réduire son impact.

25 années de technocratie ont affaibli la vision de Harare

La description de l’implication communautaire dans le plan d’action de Harare (voir citation mise en exergue de ce billet) aurait pu appuyer l’action communautaire. Cependant, cette dernière a été réduite dans les faits à la participation  des usagers et des bénéficiaires potentiels des services de santé à la planification des activités, à leur mise en œuvre et à leur  gestion.

L’Initiative de Bamako adoptée en 1987 par le 37e Comité Régional de l’OMS illustre cette interprétation. Elle combine un certain niveau de recouvrement des coûts de la prestation d’un paquet minimum de soins d’une part, à la participation communautaire à la gestion de ces prestations d’autre part. Progressivement s’est ainsi installée une compréhension limitée de la santé, qui résulterait de la consommation d’un paquet de soins soigneusement sélectionnés pour le rapport entre leur coût et leur efficacité. Le monitorage de ces activités a pour but de veiller à l’efficience et à l’efficacité programmatique de ce paquet. Le Rapport sur le  Développement dans le Monde 1993 sur la santé illustre cette compréhension étriquée de la santé.  C’est cette vue de  2000 de la  santé qui est diffusée dans le rapport « Pour une meilleure santé en Afrique », rédigée conjointement par une équipe réunissant OMS AFRO, UNICEF et la  Banque Mondiale.  Le rapport de l’OMS sur la santé dans le monde en 2000 procède de la même vision.

Face à la montée en  puissance des programmes verticaux beaucoup d’efforts ont été consacrés au plaidoyer pour l’intégration et à la continuité des soins, censées favoriser l’efficacité et  l’efficience des services. Le plaidoyer pour l’équité de l’offre et de l’utilisation du paquet minimum selon divers critères, tels que le genre, l’appartenance ethnique, le niveau socio-économique, etc. s’inscrit dans cette logique.

La réduction productiviste de la compréhension de  la santé selon laquelle  cette dernière  résulterait de la consommation de soins coût-efficaces semble bien ancrée dans les mentalités des « experts ». Ainsi, la personne – sujet capable de donner le sens à sa vie, à ses relations et à ses actions – fait place au consommateur, si possible éclairé, de soins continus, intégrés et équitables. Cette dérive se traduit dans le langage officiel, qui utilise le terme « système de santé » pour désigner le sous-système « services de santé ». Mettons fin à cette confusion dans le langage. Il est connu  depuis Illich que les services de santé n’ont qu’un rôle limité dans l’amélioration de la santé.

Réhabilitatons la santé

Affirmons donc sans ambiguïté : 1) que ce sont les personnes qui sont les acteurs principaux de la santé ; 2)  qu’un ensemble de processus peuvent influencer leur santé ; et 3) que le sous-système service de santé n’est qu’une ressource parmi d’autres qu’elles peuvent mobiliser. Cette triple affirmation est d’autant plus importante que dans de nombreux  pays d’Afrique les maladies non communicables prennent le relais des maladies infectieuses. Les traitements préventif et curatif de ces conditions (malnutrition, diabète, obésité, AVC, accidents de la route, violence tribale ou autre, catastrophes diverses) se trouvent principalement dans des modifications de comportements individuels, familiaux, et sociétaux.

Même si la conférence de Dakar  prenait la  décision de se restreindre à la seule décentralisation des  services de santé, la question de la participation reste entière. En effet, la vue productiviste des services de santé déshumanise tant le soignant que la personne soignée, les uns et les autres étant réduits au rôle de main d’œuvre plus ou moins consentante  au service d’objectifs nationaux et internationaux. Pour se persuader de la nécessité d’arrêter cette dérive et de réinjecter de l’humain dans  la santé, il suffit d’examiner la souffrance croissante des personnes soignantes et des personnes soignées dans les systèmes de soin européens  soumis à la loi impitoyable de l’efficience de la production des services.

Une voie possible serait de remettre à jour et d’explorer plus avant le concept de « globalité » promu dans  le cadre  du projet Kasongo. Ce principe voudrait que le service de santé s’inscrive dans les priorités de la personne, de sa famille et de sa communauté, et non l’inverse. Ainsi la participation serait non une modalité de gestion et de fourniture des soins, mais un honneur réservé par les communautés aux personnes soignantes respectueuses des processus individuels, familiaux et communautaires producteurs de santé.

Comment faire en sorte que les services de santé participent à la vie de la communauté, et non l’inverse ? N’y a-t-il pas là un grand champ d’exploration et d’action tout indiqués pour une conférence africaine,  berceau de l’Ubuntu ? Cette exploration ne serait pas seulement pertinente pour les services de santé africains. Elle serait une source d’inspiration pour toute personne qui refuse de se limiter au rôle de consommateur dans un monde transformé en un gigantesque supermarché et qui aspire à jouer son rôle d’acteur capable  de découvrir et de donner sens à sa vie, en harmonie avec ses proches et avec la nature.


 

 

9 Responses to Harare +50: Pour une Afrique en bonne santé

  1. Daniel Grodos says:

    Les premières phrases de l’éditorial de Jean-Louis Lamboray, « Conférence de Harare 25+ de Dakar : la participation communautaire, une note conceptuelle », m’ont fait sursauter : l’auteur semble reprocher aux districts sanitaires de ne pas avoir empêché la progression du sida ! Mais c’est évident. C’est un peu comme si on reprochait aux hôpitaux et aux systèmes de sécurité sociale européens de ne pas avoir enrayé l’épidémie d’obésité ou la progression de la maladie d’Alzheimer. Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Restons pragmatiques. Posons-nous la question : comment faire sans une forme ou une autre de district sanitaire comme cellule organisationnelle de base d’un système de santé ? Si nous ne trouvons pas de réponse crédible à cette question dans les contextes qui nous intéressent, alors cessons de reprocher n’importe quoi aux districts sanitaires et voyons plutôt comment améliorer cette approche dans le cadre plus vaste du renforcement des systèmes de santé. Ceci dit, je suis d’accord avec le reste de l’éditorial de JL Lamboray…

    • Cher Daniel,
      Très heureux de t’avoir fait sursauter! J’espère que les participants à la conférence de Dakar sursauteront à leur tour, car en effet les districts sanitaires ne sont pas équipés pour faire face aux enjeux de santé prioritaires des 25 ans à venir.

      Prenons l’exemple de la Tunisie: La Tunisie a largement entamé sa transition épidémiologique. Selon les données les plus récentes de l’OMS, la mortalité des enfants de moins de cinq ans est de 16 pour 1000 naissances vivantes. La prévalence de la tuberculose y est de 31 pour 100,000 habitants. Quasi tous les enfants sont vaccinés par le DTC3 et contre la rougeole avant l’âge d’un an. La prévalence contraceptive y est de 60%; 68 % des femmes enceintes visitent au moins 4 fois la consultation prénatale. 95% d’entre elles accouchent avec l’assistance d’un personnel formé. Avec un budget alloué à la santé environ 20 fois inférieur à celui de la Belgique (400$ par habitant et par an, comparé à près de 8000$ pour la Belgique), l’espérance de vie y est inférieure de cinq années en moyenne seulement.
      Cependant, ces progrès ne peuvent être considérés comme définitivement acquis. D’une part, le danger est réel de voir l’allocation des ressources des services de santé se détourner des investissements dans la santé publique pour satisfaire les pressions corporatistes des médecins spécialisés et de leur clientèle privilégiée. D’autre part toutes positives soient-elles, les moyennes cachent les inégalités dans l’utilisation des services, et seule une politique volontariste permettra de mener la transition épidémiologique à son terme. Enfin, des défis sanitaires majeurs alliés à la croissance économique et à l’urbanisation mettent en péril les progrès réalisés. Ces défis ont pour nom obésité et surpoids (73% des femmes adultes dès 1997 ; 8,8% des enfants de moins de cinq ans en 2006 contre 0% en 2000), diabète (12% d’hyperglycémie chez les adultes), hypertension (32% des adultes) et tabagisme (58% des hommes !)

      Dans ces conditions, le défi est triple : 1) Maintenir les acquis tout en maîtrisant les dépenses ; 2) Poursuivre la transition épidémiologique en s’attaquant aux inégalités dans la couverture des soins et 3) S’attaquer sans attendre aux grands fléaux qui minent dès à présent la santé des Tunisiens

      D’autres pays d’Afrique se trouvent à divers stades de la transtion épidémiologique, et Harare +25 offre une occasion unique de tracer les pistes pour éviter l’évolution apparemment inexorable vers un scénario malheureusement trop familier en Belgique : l’explosion des dépenses publiques sans réels bénéfices sanitaires.. En effet, seul le pouvoir citoyen permettra de contrebalancer les pressions institutionnelles pour réaliser toujours plus d’investissements dans la technologie au détriment des processus humains, de soutenir les progrès pour plus d’équité dans l’accès aux soins et favorisera l’appropriation et l’action locales pour faire face à l’obésité, le diabète, l’hypertension et le tabagisme.

      Quelles mesures concrètes les etats peuvent-ils prendre stimuler la réponse citoyenne face aux problèmes de santé qui trouvent leur causes fondamentales dans le comportement individuel et collectif? Quel est dans ce contexte le rôle des districts de santé? Comment développer leur capacité afin qu’ils puissent jouer ce rôle? Quelles pratiques dites de coppération doivent à tout prix cesser, et quelles pratiques encourager?

  2. Bruno Meessen says:

    Bonjour Jean-Louis,

    Je souscris en grande partie à ton analyse. Nous avons certainement développé une vision trop étriquée du système de santé, cela est vrai au Sud comme au Nord. Les technocrates que nous sommes ont leur responsabilité à ce niveau, mais les citoyens se sont aussi satisfaits d’un simple statut d’usagers.

    Je reste par contre un peu sur ma faim sur les éventuelles stratégies pour mobiliser les citoyens et les communautés en faveur de leur santé. Ca ne paraît pas évident: il me suffit de penser à ce que ma communauté devrait faire pour me convaincre de faire plus de sport! (1) Qu’est-ce que tu proposes comme actions concrètes pour favoriser la participation communautaire? (2) Qui est légitime pour mener ces actions?

    à te lire,

    Bruno

    • Mohamed Ali Ag Ahmed says:

      Le district sanitaire pour ce que j’en sais dans les pays que je connais a eu très peu de rôle a jouer en promotion de la santé. Il a surtout joué un rôle important dans le curatif et le preventif ( a travers les programmes de vaccination etc…). Il se trouve que c’est très insuffisant pour faire reculer la pandemie du SIDA. D’ailleurs il y a en general très peu de choses qui sont faites dans nos pays africains pour faire de la promotion de la santé. Merci et bonne rencontre à tous a Dakar. Mohamed Ali Ag Ahmed

    • Cher Bruno,

      Heureux d’avoir aiguisé ton appétit!
      Les questions que tu poses sont en effet cruciales: de leur réponse dépendra la santé des Africains, mais aussi de tous les habitants de notre belle planète.

      Qui est légitime pour mener ces actions?

      Pour moi, c’est toute personne humaine, évoluant tantôt comme personne privée avec sa famille et les communutés auxquelles elle appartient, tantôt comme prestataire de soins, tantôt comme citoyen ou son représentant.

      Quelles transformations sont nécessaires?

      D’abord, que tous les acteurs apprennent à apprécier ce qui plutôt que d’analyser ad nauseam ce qui n’est pas.

      Ensuite, que les prestataires de services sociaux apprennent à s’inscrire dans les processus communautaires car ce sont ces dernières qui sont capables de répondre de manière efficace et durable aux enjeux des 25 ans à venir par la définition de leur vision, les actions pour la réaliser et l’apprentissage à partir de l’action,

      Enfin, que les politiques (au sens large) fassent usage de leur pouvoir pour stimuler et accompagner les transformation décrites cidessus.

      Tu veux plus de détails? Bienvenue à notre session du 21/10!

      • Jules Bashi Bagendabanga says:

        Bonjour a tous,
        et merci pour ce debat qui est tres important (participation communautaire dans le cadre de la sante). Mais je pense que cette problematique n’est pas propre au domaine de la sante, nous serons a meme d’en dire dans le domaine de l’alimentation (consommation saine dependant des ministere de l’agriculture et de la peche ou beaucoup des regles sont inexistantes ou non appliquees) ou dans le domaine de l’energie (la consommation electrique quand elle existe est mal utilisee).
        la participation communautaire dans bon nombre de cas n est pas de la responsabilite d’une entite (meme politique, cela reviendrait a leur donner plus de pouvoir qu’ils n’en ont).
        il y a cependant un acteur majeur qui a ete oublie dans le debat (raison de mon intervention) c’est les radio de proximite et les leaders communautaires (iman, pasteur, pretre)sans oublie pour les jeunes (les associations et centre recreatifs). la responsabilisation de la population devrait beaucoup miser sur ces differents canaux pour esperer un changement de comportement fort (que je compare souvent a l’effet de mode).
        MErci

  3. Noterman Jean-Pierre says:

    Je partage la vision exposée par Jean-Louis et le commentaire de Daniel que j’enrichirais en postulant que des deux hypothèses proposées pour expliquer l’incapacité des districts sanitaires à garantir et promouvoir la santé des populations, il m’est évident que celle identifiant l’inapplication des dispositions de la Déclaration concernant le district sanitaire aura été prépondérante. Une analyse comparative des systèmes existants de chaque pays avec le modèle organisationnel éprouvé issu de Harare, permet de comprendre aisément les raisons des déficiences observées et des gaspillages insupportables qui les accompagnent jusqu’à présent. C’est à partir d’une telle analyse qu’a été conçue l’excellente stratégie de renforcement du système de santé en RDC adoptée en 2006, mais qui sept ans plus tard, reste lettre morte parce que notamment les priorités réductrices qui sous-tendent les grands programmes internationaux avec les moyens colossaux qu’ils drainent ainsi que les conflits d’intérêts malveillants qu’ils suscitent, ne l’ont pas permis. Le Fonds Mondial en est l’exemple le plus caricatural.

    La Conférence pourrait être l’opportunité de reconnaître la primeur de cette hypothèse et à partir de là consacrer les énergies dans le chemin veillant à une application conforme de la stratégie du district sanitaire plutôt que de chercher à les disperser dans des programmes tordus sortis de la boite à malices de technocrates savants obnubilés par leurs lubies de solutions miracles et dont les effets sur le processus de développement des districts de santé ont été particulièrement dévastateurs au cours de ces derniers vingt ans. Veillons d’abord à corriger les dysfonctionnements organisationnels observés avant de se lancer dans des approches programmatiques aussi hasardeuses et dispendieuses.

    De la génération finissante.

    • Jean-Pierre,

      1. En effet, si seulement nous tous avions mis sérieusemennt en pratique la définition de Harare sur la participation communautaire!

      2. Les Bakongo disent: “Go katueli muana mbeli, yingisa lubasa”. “Si tu retires un couteau des mains d’un enfant, donne-lui un bâton”!
      Par quelles pratiques concrètes remplacerais-tu les agissements délétères actuels?

      A bientôt?

      JL

  4. […] Dakar, nous avons partagé la vision que le système de santé va au-delà des structures de santé. Un plus grand rôle devrait et […]

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